Un accent en néerlandais? La belle affaire!
Les locuteurs de langue maternelle néerlandaise devraient se montrer plus tolérants et empathiques à l’égard des allophones et passer au-dessus de leur accent, selon Christopher Joby, néerlandiste à Norwich en Angleterre. Diverses variantes d’une langue doivent pouvoir s’exprimer. À bas la glottophobie, et vive la glottodiversité!
«Votre néerlandais est bon, parfait même, mais… vous avez un accent!» C’est ainsi qu’un professeur s’identifiant comme locuteur natif m’a salué, il y a quelques années, après m’avoir entendu donner présentation d’une communication en néerlandais lors d’un congrès d’études néerlandaises en Pologne. Mon néerlandais est effectivement bon (je suis souvent complimenté pour mon maniement de la langue), mais pas parfait. Mais étant donné que je suis anglais, il n’est peut-être pas tout à fait illogique que je m’exprime avec un accent.
Il semble, du reste, que je ne sois pas le seul allophone à faire l’objet de telles remarques de la part de locuteurs natifs. Il y a deux ans, Dawid Walentek, qui était alors doctorant en études politiques à l’université d’Amsterdam, a rapporté un fait étonnant sur Twitter: la chaîne néerlandaise NPO Radio 1 souhaitait l’interviewer pour solliciter son expertise, mais a finalement annulé l’invitation en raison de son accent, qui «distrairait trop les auditeurs du propos».
Ces deux anecdotes posent une question: pourquoi les locuteurs natifs sont-ils si préoccupés par les accents? S’agit-il simplement de ne pas détourner l’attention des auditeurs, ou y aurait-il autre chose qui coince? Peut-être voit-on là fidèlement reflété le point de vue des locuteurs natifs selon lequel il n’existe qu’une seule norme ou version acceptable du néerlandais, en l’occurrence une version qui ne se parle que dans certaines parties des Pays-Bas, voire uniquement dans la région du Randstad (comprenant les grandes villes d’Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht). Si tel est le cas, lesdits locuteurs vont à contresens de l’Union de la langue néerlandaise, qui considère le néerlandais comme une langue polycentrique dépourvue de norme unique.
Vous avez un accent!
Malheureusement, cette remarque sur mon accent m’a tellement pris au dépourvu que j’ai omis d’en demander la raison à son auteur néerlandais. J’ai cependant quelques idées sur la question. Premièrement, le simple fait qu’il l’ait prononcée est révélateur d’une différence culturelle entre Anglais et Néerlandais: les seconds donnent souvent leur avis, même sans y être invités. Je ne veux pas généraliser, et je dois dire que j’ai des amis et collègues néerlandais qui n’ont pas ce penchant, mais je pense tout de même qu’il y a là une certaine part de vérité.
Deuxièmement, je pense qu’une remarque de ce type relève d’un phénomène de formation de groupe. Nombre d’études scientifiques ont été menées sur le concept de native speaker, notamment par le sociolinguiste britannique Alan Davies. Sur la base de ces travaux, Davies et d’autres chercheurs soutiennent que le concept de locuteur natif est une idéalisation que l’on rencontre peu dans la réalité. La compétence linguistique des locuteurs natifs n’est pas nécessairement supérieure à celle des allophones solidement formés, si bien que l’on parle d’un «mythe du native speaker».
Selon diverses études, le concept même de locuteur natif n’est pas une réalité scientifique mais un terme subjectif qui éveille des sentiments affectifs et crée un lien entre les personnes qui s’identifient comme telles. D’après des chercheurs tels que Yasemin Yildiz, cette idée s’est essentiellement répandue au XIXe siècle, lorsque des mouvements nationaux fondés sur la langue sont apparus et ont été appuyés par une philologie nationale accordant une place centrale au lien étroit entre le peuple, la terre et la langue –en allemand: Eine (Mutter)Sprache, Ein Volk, Ein Land.
Si ces chercheurs ont raison, pourquoi continue-t-on d’utiliser le terme? L’explication tient au rôle que jouent les groupes et l’appartenance aux groupes dans la formation de notre identité. Selon Alan Davies, les personnes qui se considèrent comme locuteurs natifs d’une langue donnée veulent établir une distinction entre les membres du groupe et les autres. Une manière d’établir cette distinction se fonde sur la façon dont les gens parlent, et plus particulièrement sur leur accent.
Tout le monde a un accent, bien entendu. Mais quelle est la différence entre mon accent de Norwich et celui de locuteurs natifs de De Pijp ou du Westhoek? Selon moi, il y en a deux. Premièrement, il existe un faisceau de ce qui est acceptable comme accent aux yeux des locuteurs natifs. Un accent populaire d’Amsterdam ou un accent flamand très marqué se trouvent dans ce faisceau. Mais ce n’est pas le cas de mon accent de Norwich ou des accents d’autres néerlandistes ou chercheurs «étrangers» comme le Dr Walentek. Or, selon moi, certains accents –ceux de Maldegem, d’Izegem ou de Katwijk, par exemple– sont plus difficilement compréhensibles.
La deuxième différence joue, je crois, un rôle décisif: l’élément d’autobiographie, c’est-à-dire l’endroit d’où l’on vient. Si j’ai raison sur ce point, peu importe que nos accents soient plus faciles à comprendre que celui de Maldegem, car ils ne figurent de toute façon pas parmi les variantes acceptées du néerlandais (qui sont par ailleurs déterminées par le groupe des locuteurs natifs).
Additionnez le fait que mon accent et celui du Dr Walentek n’appartiennent pas à la gamme des accents usuels, d’une part, et nos origines, d’autre part, et nous voilà automatiquement exclus du groupe (subjectif) des locuteurs natifs. Dans ce cas, «vous avez un accent» n’est-il pas une manière codée de dire «vous n’êtes pas des nôtres»?
Mais pourquoi les Néerlandais placent-ils tant le curseur sur la langue pour déterminer le groupe auquel ils appartiennent et celui auquel les autres appartiennent? À ce sujet, il convient de mentionner une récente étude du Bureau du plan social et culturel des Pays-Bas sur l’identité néerlandaise. En 2019, cet organisme a demandé à cinq mille cinq cents Néerlandais ce qu’ils considéraient comme typiquement néerlandais et ce qui était important à leurs yeux pour le sentiment d’attachement à leur pays. Des traditions telles que la Fête du roi et la Saint-Nicolas ont été citées par beaucoup de participants, mais la langue néerlandaise est apparue comme le facteur le plus important.
«Vous avez un accent» n’est-il pas une manière codée de dire «vous n’êtes pas des nôtres»?
De toute évidence, les membres du groupe se plaisent à penser qu’ils parlent et écrivent de façon uniforme, mais en est-il réellement ainsi? Premièrement, comme nous l’avons dit, il existe toute une gamme d’accents. Même quand les locuteurs de langue maternelle néerlandaise parlent la langue standard, il est aisé de déterminer de quelle partie des Plats Pays ils proviennent.
Un autre déterminant de l’appartenance d’une personne au groupe est le fait qu’elle commette ou non des fautes de langue. Les locuteurs natifs s’attendent à ce que les non-natifs commettent des fautes, qui viendront renforcer leur statut de locuteurs non natifs. Mais ils s’attendent de la même manière à ce que les membres de leur groupe n’en commettent pas, et lorsqu’ils en commettent tout de même, ce doit être un lapsus ou une erreur d’inattention. Pourtant, le résultat de la Grande dictée de la langue néerlandaise porte à croire que la réalité est autre. Selon mon expérience, même les Néerlandais bien instruits (voire détenteurs d’un doctorat !) n’utilisent pas toujours hen et hun à bon escient, et ne se tiennent pas toujours aux règles grammaticales qui prescrivent l’usage de met wie ou de waarmee. Faudrait-il donc que je prête attention à ces fautes? Non, pas du tout. Force est de dire, d’ailleurs, que ma connaissance de l’anglais n’est pas parfaite non plus.
© Marcel Krijgsman/KRO-NCRV
Les normes et ceux qui les fixent
Un élément important dans la formation d’un groupe est la création de normes qui en régissent l’appartenance. Qui se tient à ces normes fait partie du groupe –en l’occurrence, celui des locuteurs de langue maternelle néerlandaise; qui ne s’y tient pas (suffisamment) en est exclu. Ou, comme Marc van Oostendorp l’a fait remarquer lorsque NPO Radio 1 a déprogrammé le Dr Walentek: «Il se dégage de la chaîne publique néerlandaise de façon générale une forte volonté d’uniformité. Tout le monde doit parler comme quelqu’un de 43 ans né à Amersfoort. Tout le reste détourne l’attention du “contenu”.»
Cette recherche de normes que les locuteurs natifs autodésignés utilisent pour déterminer qui appartient ou non au groupe va à l’encontre de la position de l’Union de la langue néerlandaise. Celle-ci agit, dans une certaine mesure, comme la gardienne de la langue, et a pour point de vue que le néerlandais est une langue polycentrique, c’est-à-dire qu’il en existe plus d’une variante standard. Certains néerlandophones et certaines institutions acceptent cette vision.
Dans le cadre d’une conférence sur les langues régionales organisée à Bruxelles en 2022, Geertje Slangen, la conseillère linguistique du service public de radiotélévision flamand, était interviewée sur le thème de la langue régionale sur les chaînes publiques. Tout en reconnaissant l’existence des normes de prononciation, elle a fait part de la nécessité d’accepter davantage de diversité. Mais en l’état actuel des choses, tous ceux qui ont le néerlandais comme première langue ne voguent pas dans cette direction.
Les Anglais en exemple?
L’anglais (autre langue polycentrique) et ses locuteurs natifs sont-ils à prendre en exemple, dans ce domaine? En tant qu’Anglais, j’accepte qu’il existe de nombreuses variétés de ma langue. Moi-même, par exemple, je parle l’anglais standard, mais je reconnais qu’en Écosse, en Australie et dans d’autres pays, les gens parlent aussi l’anglais standard, quoique sous une variante qui emploie çà et là d’autres mots et se parle dans un accent différent du mien. Autrement dit, je dois me montrer tolérant au regard du choix des mots et de l’accent. Les anglophones acceptent que leur langue soit polycentrique et la conçoivent comme telle. Aux néerlandophones désormais de faire ce chemin.
Certains lecteurs m’opposeront peut-être que l’anglais et le néerlandais diffèrent grandement, que l’anglais est une langue à portée mondiale tandis que la plupart des néerlandophones habitent les Plats Pays. Mais le monde change. Le néerlandais est parlé comme première ou deuxième langue au Suriname et dans les Caraïbes, ainsi que dans des communautés migrantes dans le monde entier. Plus de quarante pays extérieurs au territoire linguistique néerlandophone proposent une instruction en néerlandais. Lors d’un récent séjour à Leyde, j’ai été frappé par le nombre de personnes originaires d’Asie de l’Est dans cette ville. Certaines parleront certes anglais, mais d’autres tiennent à parler néerlandais. La différence est de l’ordre de l’échelle, et non de la nature de la langue.
© Matthew Waring / Unsplash
Je suis enseignant de formation, et ne suis donc pas un cas type. Mais j’essaie toujours de me montrer patient et empathique à l’égard d’une personne manifestement allophone. Quand je rencontre un Néerlandais, par exemple, il me faut à peu près deux secondes pour comprendre que je parle à un Néerlandais. Même si beaucoup de Néerlandais parlent bien –et parfois très bien– l’anglais, leur syntaxe, leur prononciation et leurs accents toniques diffèrent parfois des miens. Mais je ne ressens pas le besoin d’y prêter attention. Le plus important, pour moi, est que la communication soit efficace. Le fait que je m’abstienne de corriger un Néerlandais qui s’exprime en anglais ne veut pas dire que je trouve son anglais parfait, mais simplement que je le trouve compréhensible. Si la personne commet une erreur qui crée une ambiguïté de sens, je m’assure de saisir l’intention voulue, mais je ne commente pas son accent. Si je le faisais, je crois que je n’en sortirais plus.
Ne nous dédaignez pas
Les Néerlandais embrassent la diversité à bien des égards. Les Pays-Bas ont été le premier pays au monde à légaliser le mariage homosexuel, par exemple. Mais dans d’autres domaines, ils se montrent plus réservés. La langue en est un exemple. Peut-être est-il bon, là aussi, de célébrer la diversité et d’avoir une conception plus large, plus généreuse de ce qu’est le néerlandais, de le voir comme un cadeau appelant à être partagé avec le monde, plutôt que jalousement gardé par un groupe autodéterminé.
Peut-être est-il bon de célébrer la diversité et d’avoir une conception plus large, plus généreuse de ce qu’est la langue néerlandaise
La clé de la solution pourrait venir du concept de biodiversité: tout comme nous voulons aujourd’hui célébrer et protéger la diversité du monde vivant, nous pouvons célébrer la diversité des langues et de leurs variétés. Et pourquoi pas forger dès lors, par analogie, le terme glottodiversité (à partir du grec ancien glôtta signifiant «langue»). Il ne s’agit pas seulement ici de mener une discussion théorique ou de se prêter à un exercice linguistique, mais de rendre compte d’un changement dans le monde. Et de prendre acte du fait que des personnes nées hors des Plats Pays peuvent tout aussi bien adorer la langue néerlandaise, dont les sonorités me sont personnellement très agréables, et vouloir la parler dans toute sa diversité.
En conclusion: chers locuteurs natifs, faites preuve de patience et d’empathie à l’égard des personnes dont le néerlandais n’est pas la langue maternelle, ne nous dédaignez pas parce que notre prononciation diffère quelquefois de ce dont vous avez l’habitude. Au contraire, accueillez-nous à bras ouverts, nous et notre façon de nous exprimer, afin d’enrichir le néerlandais et les Plats Pays.